«Le jour où nous nous embrasserons à nouveau»
Pere Cardús écrit une lettre ouverte à Jordi Cuixart et Jordi Sànchez emprisonnés :
«Comment allez-vous? Avant d'aller en prison, quelques heures et même quelques minutes auparavant, vous m'avez commenté que vous étiez prêts à tout. Vous m'avez dit que vous vous étiez préparés pour si ça devait se passer comme ça s'est passé. Nous savions tous que c'était une possibilité réelle, mais nous avions toujours confiance que l'Espagne aurait un soupçon de dignité et un peu d'intelligence. Il est vrai qu'après le 1er octobre, il était trop optimiste de penser que l'Espagne aurait un quelconque respect pour les droits de l'homme et la justice. Ce lundi où vous deviez aller à Madrid, au Tribunal supérieur, héritier adapté du Tribunal d'Ordre Public, il était clair que ses lois étaient un outil contre les autres dont ils pouvaient ne pas tenir compte quand ça leur chantait.
Je ne pense pas que quiconque puisse vraiment se préparer à une punition pour un crime qu'il n'a pas commis. Nous avons de nombreux exemples de l'histoire de la lutte pour les droits de l'homme et les libertés fondamentales des personnes qui ont sacrifié leur liberté au profit d'un objectif collectif. Certains noms nous viennent rapidement à l'esprit quand nous pensons aux prisons et aux luttes pour la liberté. Nelson Mandela, le Mahatma Gandhi, Lluís Companys, Benazir Bhutto, Antonio Gramsci, Francesc Macià, Bobby Sands, Emma Goldman, Liu Xiaobo, Carrasco et Formiguera, Aung San Suu Kyi ... Tous les bénéfices pour la collectivité, toutes les transformations, tous les droits conquis ont demandé des sacrifices personnels. Et ils ont toujours eu des élites tenantes du statu quo et des privilèges construits sur les injustices et la négation des groupes discriminés et opprimés.
Pour le moment, et nous verrons ce qui se passera vendredi, ce sacrifice personnel, c'est vous qui le faites. Il y a davantage de victimes, il ne faut pas l'oublier ni les oublier. Mais la partie la plus désagréable et la plus brutale de la répression, vous avez dû l'assumer. Nous nous connaissons depuis longtemps. Avec l'un de vous deux, nous avons une amitié qui nous a fait vivre et partager des projets et des rêves ensemble. Vous n'êtes pas un dommage collatéral que nous serons prêts à assumer. Nous nous sommes juré de vous ramener chez vous, auprès de vos collègues, de vos enfants et de vos amis le plus tôt possible. Chaque jour que vous passez enfermés est une petite défaite pour tous ceux qui sommes dehors et dormons -peu ou prou- dans nos lits. Notre engagement, c'est vous. Et votre liberté.
Avec l'un d'entre vous, nous avons parlé pendant que nous attendions la décision du magistrat du Tribunal Supérieur. Nous le faisions avec une application mobile sécurisée. J'ai un souvenir très net de cette attente, qui s'est prolongée plus que prévu. Quelle torture, mon ami. J'espère t'avoir aidé à la supporter. Chacun des dix jours qui se sont écoulés, je me suis repassé notre conversation. Et je n'ai pas pu lever les yeux de ces deux derniers messages que tu n'as pas pu lire. Ils sont toujours marqués «en attente de lecture». Je te disais que nous nous embrasserions à nouveau très bientôt. Et je t'ai envoyé une embrassade en majuscules. On venait de t'appeler et je comptais que tu pourrais les lire.
Tout a changé d'un coup. Le conflit politique que nous avions déjà goûté le jour du référendum s'est aggravé cette nuit-là, et certains d'entre nous n'ont pas dormi. Les larmes sont rapidement devenues un engagement de combat. Une bataille démocratique et pacifique pour la liberté (aussi pour la vôtre) et pour l'indépendance. Si vous faisiez ce sacrifice consciemment et que la menace permanente ne vous avait pas fait reculer, nous ne pouvions pas réagir autrement que de renforcer encore davantage notre engagement pour la République catalane. Les rues ont commencé à se remplir, encore une fois, de bougies, de flammes et d'affiches avec vos noms. Les Jordis. Une foule est sortie, la mine grave, pour exiger votre liberté. Pour annoncer qu'ils ne seraient pas capables de nous faire peur. Et que cela ne nous ferait pas faire un pas en arrière
Vous avez passé dix nuits et dix jours enfermés dans un endroit étrange et lointain. Nous essaierons de vous envoyer notre chaleur et notre détermination pour que vous ne perdiez espoir à aucun moment. Vous vous sentirez seuls. Vous voudrez être dans la rue, à nos côtés, et défendre la république naissante, comme vous avez défendu l'indépendance et la démocratie jusqu'à la seconde avant d'entrer en prison. Sachez que votre sacrifice n'est pas vain. Qu'il n'y a pas une seconde où votre exemple ne nous donne pas la force de continuer à nous battre pour les droits collectifs et pour le bien-être du peuple de Catalogne. Vous êtes un exemple pour tous. Et nous ne vous remercierons jamais assez pour le courage, la dignité et l'intégrité que vous nous avez montrés.
Nous sommes maintenant à un moment décisif. Un de plus. Le parlement se réunit aujourd'hui et demain. Nous devons croire que cela sera à la hauteur de votre exemple. Vous êtes plus conscients que tout est très compliqué. Que les équilibres que doivent faire les dirigeants et les représentants du parlement doivent faire sont très délicats. Et qu'il n'y a pas de voie directe vers l'indépendance [...] Vos noms, vos sourires, vos voix et vos mots sont présents dans la tête, la poitrine et dans les tripes de tous ceux qui doivent prendre des décisions ces jours-ci. Et cette flamme, cette lumière que vous envoyez d'un coin désagréable de l'État espagnol, est le moteur qui nous permettra bientôt de nous étreindre pour la liberté et l'amitié. L'accolade que j'aurai le plus désirée de ma vie.
Merci beaucoup, mes amis.»