Les miroirs de l'abyme

Dans son Journal, André Gide ressuscite un terme de héraldique qui fera florès : l'abyme, cette partie de l'écu qui en reproduit la totalité en réduction dans un mouvement infini.
L'emprisonnement de Jordi Sánchez et de Jordi Cuixart avec des détenus de droit commun, sans qu'à aucun moment ne leur soit reconnu le statut de prisonniers politiques, n'est pas seulement une épreuve inhumaine pour les deux Jordi, il offre aux médias espagnols, avec la complicité de certains gardiens et co-détenus, des miroirs infâmes de la dégradation en milieu carcéral. 
Dans le quotidien Ara, Àlex Gutiérrez en propose une analyse saisissante :

«Aux environs du XIIIe siècle, les piloris ont commencé à proliférer en Espagne. C'étaient des colonnes vaguement ornées sur lesquelles un prisonnier était exposé à la vindicte publique. Au XIXe siècle, on a entrepris de les retirer par décence, mais leur pratique est demeurée, par l'entremise précieuse de certains médias. Cette semaine, le magazine Tiempo a mis en première page les photos de Jordi Sànchez et Jordi  Cuixart avec le titre « Histoire de deux fanatiques» [...] Tiempo, soit dit en passant, est un magazine du groupe Zeta, également éditeur de El Periódico.
Mais la palme revient au quotidien El Mundo, auteur de quelques perles comme : "Trois Gitans traitent Sànchez de balance, ils lui crient 'Viva España' en entonnant l'hymne de la Légion", "Cuixart est vu comme un autiste dans sa cellule" [...] Sur Sànchez ils disent que "son visage est éteint" et qu'il n'a plus "cette grimace d'orgueil". Ils citent un gardien qui confie : "La chose la plus étrange est qu'ils ne lui ont pas encore craché dessus." [...] Le juge n'a pas encore rendu sa décision, qu'il est déjà condamné. Au pilori.
La déshumanisation est un préalable indispensable à l'anéantissement.»