Le déshonneur et l'humiliation (l'autre article 155)

Le ministre de l'Intérieur espagnol, Juan Ignacio Zoido, petit homme quelconque, à la voix faussement  débonnaire et au cynisme aussi voyant que sa culture est discrète, plastronne. Répondant aux questions de la justice belge sur les conditions matérielles et morales d'une éventuelle incarcération en Espagne du président Puigdemont, il gonfle le bréchet et se gargarise de l'expression «État de droit». On ne saurait lui donner tort. L'Europe se tait, l'Europe agrée, pire, l'Europe admire.

Aujourd'hui, on apprend que le Tribunal Constitutionnel laisse en liberté les ultras condamnés pour la violente attaque du Centre Blanquerna de Madrid, voici quatre ans. Parmi eux, le chef national de la Phalange et le directeur d'Alliance Nationale. Du menu fretin comparé aux dangereux séditieux catalans.

Un jour comme celui-ci, l'envie me prend de me tourner du côté du Pays Basque et de m'abreuver à son sens critique équilibré, comme celui que je lis dans Deiade la main de José Ramón Blázquez :

«Les optimistes croient, dans leur infinie naïveté ou trompés par leurs souhaits, que le conflit catalan se règlera prochainement, une fois les blessures de la coexistence guéries, avec un gouvernement autonome plus réaliste et une plus grande sensibilité en Espagne envers les demandes de la Catalogne. Ils n'ont rien compris. les effets dévastateurs de l'application de l'article 155 de la Constitution pour soumettre la rébellion séparatiste seront peut-être oubliés après les élections du jour de la Saint-Thomas et une fois restaurés les pouvoirs régionaux. Cette douleur passera, parce que pour une majorité de la société, le gouvernement actuel a peu de valeur, dans la mesure où ils le conçoivent comme une institutionnalisation du passé, subrogée à un État qu'ils souhaitent dépasser. La frontière entre les Espagnols et les Catalans n'a pas été marquée par cette règle abusive et ignominieuse, mais par l'autre article 155, l'invisible : le mépris et la violence émotionnelle exercée sur plusieurs fronts contre les citoyens, y compris la partie qui ne sympathise pas avec la cause souverainiste.

Il y a quelque chose de programmé et un peu improvisé dans les actions de l'article 155 émotionnel. La cascade de mépris contre la Catalogne était prévue, c'était un un rôle dévolu aux médias et plus particulièrement aux télévisions, ainsi qu'aux réseaux sociaux. Même le Pays Basque n'a pas reçu autant d'humiliations, de vexations, de disqualifications et d'outrages, au cours des longues années de violence terroriste, dont on nous rendait responsables, nous les Basques, avec nos dirigeants et nos institutions. Rappelons-nous en souffrance cette vague de haine verbale et morale, souvent insupportable, quand le Lehendakari [président du gouvernement basque] Ibarretxe et la majorité du Parlement ont osé porter à Madrid un plan voisin d'une proposition confédérale, modérée et raisonnable. Mais ce n'est rien à côté du calvaire catalan d'aujourd'hui [...]

La deuxième version de l'opprobre des médias est la manipulation informative qui a lieu dans les nouvelles, les éditoriaux et les articles d'opinion. Il a mis au point un répertoire anticatalan il y a une certaine unanimité dans les mots de base, comme cela est pertinent dans les actions classiques discréditant et détruire l'ennemi commun [...] cette même démolition, patente sur les premières pages, donne une idée du chemin parcouru en Espagne [...] dans un processus d'humiliation et de déshonneur du peuple catalan sans limite éthique.

L'application de l'article 155 de la honte s'est exercée avec une violence particulière contre trois symboles: Carles Puigdemont, Oriol Junqueras et Carme Forcadell [...]

Le président légitime de la Generalitat a été impitoyablement accusé de lâcheté. Chez les Espagnols, cet honneur nombriliste leur vient de loin, bien représenté par Calderón de la Barca et d'autres, de sorte que le soupçon de déshonneur est la pire accusation possible, comme une sorte de mort imposée du vivant de la victime. Cette insulte médiévale est celle qui a été décernée à Puigdemont pour qu'il ne sorte pas vivant de son audacieux exil belge. Le politicien licencié a été invité à partir, tel un amiral sans navire [...]

Oriol Junqueras est minutieusement écrasé. Après avoir choisi de rester et de s'offrir au sacrifice d'un emprisonnement injuste, outre les vexations judiciaires et policières, on tente de le pulvériser politiquement et personnellement dans les médias, peut-être parce que, selon les sondages, on le voit bien en président virtuel après les élections du 21 décembre [...]

Je ne sais pas si c'est parce que c'est une femme ou en raison de sa personnalité d'apparence fragile et sujette à l'émotion, mais Carme Forcadell est un morceau de choix pour la haine déchaînée en Espagne. Comme Puigdemont, la présidente du Parlement a fait usage d'une stratégie efficace de défense, loin du recours calderonien à l'immolation et au faux honneur hispanique [...]


Avec l'application systématique d'un article 155 offensif, la Catalogne est chargée de raison et d'émotions pour sortir au plus vite d'un pays gouverné par des misérables, capables du pire, depuis la force de la loi jusqu'au chantage économique et à la prison. Ce futur n'est pas loin, car l'Espagne est allée trop loin dans l'ignominie.»