Le monolinguisme de l'autre

Le monolinguisme de l'autre est un livre de Jacques Derrida, philosophe un peu oublié en France mais qui fut, outre-Atlantique, un durable maître à penser, chef de file de la French Theory, et est resté dans la péninsule ibérique, aussi bien en Espagne qu'en Catalogne un auteur respecté et fréquemment cité.

En 1996, il a publié Le monolinguisme de l'autre qui doit beaucoup au fin poète antillais Edouard Glissant. Pour le futur professeur de philosophie à l'École Normale Supérieure, saint des saints hexagonal, pour l'enfant né en Algérie, pour l'homme vieillissant, malade, qui ne voulait laisser de trace que par son seul apport à la langue française, cette dernière est «l'infigurable langue de l'autre.»

«Me duele España» (j'ai mal à l'Espagne) disait Miguel de Unamuno dont il a déjà été question dans ce blog. Jacques Derrida avait mal, non pas à la France, mais au français, dans sa dimension de langue de pouvoir et de domination, dont paradoxalement il fut un incontestable artisan sinon artificier.

Depuis quelques semaines j'ai mal à deux langues qui me sont proches et qui ont contribué à faire l'homme que je suis. Bien sûr, on m'accusera de parti-pris. Et pourtant... Je parle catalan et je parle espagnol. Quand je parle catalan, la diversité de mes origines, de mes lectures et de mes rencontres s'exprime et imprime sa trace. À Barcelone, on me croit minorquin, à Mahon Barcelonais. Ce manteau d'Arlequin est signe d'humanité. Quand je parle castillan, la forme se sent bien d'avantage, je parle l'espagnol de l'école et ne puis m'empêcher de sortir mon crayon rouge. Je pourrais, si le temps m'était donné -mais s'il m'était donné, je l'emploierais à autre chose-, m'amuser à dresser aisément une liste des impropriétés des discours et des entrevues de Mariano Rajoy qui fait de l'espagnol le ciment de l'unité de son pays, lui qui le parle si mal.

Arrivé à ce point de lecture -si d'aventure vous n'avez pas fui-, vous vous demandez où diantre je veux en venir. «Mareja la perdiu» (il étourdit la perdrix), «il noie le poisson», pourriez-vous dire narquoisement.

Je veux tout simplement opposer à l'imposition d'un monolinguisme triomphant ne laissant aux langues des  communautés qu'une place étroite au sein d'une diglossie réductrice, la pratique résolument plurilingue, n'en déplaise aux médias espagnols ET français, qui a fait de la pédagogie de la langue une langue de la pédagogie pour éduquer à la citoyenneté.

Ce n'est pas neuf. Francesc Ferrer i Guàrdia avait mis la langue au cœur de sa pédagogie novatrice. Il fut fusillé en 1909 pour sa participation (sic) aux événements de la Semaine Tragique. L'autre jour, avec mes amis professeur(e)s de catalan, je suis passé devant la rue qui lui est dédiée à Perpignan. J'y ai lu «Francisco Ferrer». Décidément le monolinguisme est une tentation tenace.