«Une peau de taureau bien malade»

Le poète minorquin Ponç Pons publie aujourd'hui, 2 novembre 2017, dans le quotidien Menorca, un article de réflexion sur la société actuelle :

«Une peau de taureau1 bien malade
Le sociologue allemand Theodor Adorno affirmait que les nazis étaient une sorte de monstres à la personnalité maladive caractérisée par la glorification de la force, de la cruauté, et que, en général, l'être humain est égoïste et obsédé par le pouvoir et la domination.
Lorsque la philosophe, également allemande, Hannah Arendt a été envoyée à Jérusalem pour assister, en tant que journaliste, au procès contre Adolf Eichman, elle a écrit une série d'articles où elle a dit à peu près que le lieutenant-colonel de la SS qui avait été responsable direct de la «solution finale» contre les Juifs n'était pas la personnification du mal, mais de la facilité qu'il y a à le faire et que, bien loin d'un être malin, c'était un homme terne qui obéissait aveuglément aux ordres de ses supérieurs et avait laissé de côté son sens moral.
Selon Arendt, sa longue trajectoire dans la méchanceté nous enseignait la leçon de «la terrible banalité du mal devant laquelle les mots et la pensée se sentent impuissants».
Le plus inquiétant, affirmait-elle en conclusion, c'est que n'importe lequel d'entre nous peut arriver à faire la même chose.
En fait, nous voyons actuellement comment, dans les établissements scolaires, les cas de harcèlement se multiplient et le plus triste est de constater que les camarades qui sont au courant n'osent pas affronter le harceleur de peur d'en devenir les prochaines victimes et ils se justifient en pensant que s'ils n'agissent pas pour défendre le harcelé, ce n'est pas parce qu'ils sont lâches, mais parce qu'il l'a bien mérité.
Au bout du compte, la situation finit par devenir une chose normale.
Le psychologue Philip Zimbardo a fait une expérience célèbre à la prison de Stanford où il a montré que la plupart des gens sont des êtres moraux, mais parfois, selon les circonstances, si on nous fournit une idéologie légitimante et un support institutionnel, nous renonçons à notre jugement éthique pour être bien avec le groupe dont nous faisons partie car, au fond, ce dont nous avons le plus besoin et que nous voulons, c'est leur approbation et leur acceptation.
Pour cette raison, nous tendons à obéir à ceux qui dirigent le groupe, nous justifions nos propres failles et nous magnifions celles des opposants, que nous supposons être nos ennemis.
Ce n'est pas que nous soyons (sauf pour un sujet biologiquement taré) agressifs par nature, mais que nous appliquons parfois la violence pour atteindre un objectif en tant que groupe ethnique, racial, religieux ou national.
Le fait est que nous vivons dans une société de plus en plus diversifiée, complexe, divergente, en ce qui concerne les valeurs morales, les convictions politiques, etc. et que par notre tendance à croire que les nôtres sont meilleures il est difficile de tout harmoniser.
Confronté à la «banalité du mal», Zimbardo proposait «la banalité de l'héroïsme» de ces «nombreux hommes et femmes ordinaires qui répondent avec héroïsme à l'appel du devoir, pour défendre le meilleur de la nature humaine, pour surmonter la force puissante de la Situation et du Système, pour réaffirmer fermement la dignité de l'être humain face au mal.»
Dernièrement, je vois qu'on attaque et dénigre le terme nationalisme mais personne ne semble se rendre compte que cela se fait à partir de positions intégristes et nationalistes.
Un autre terme critiqué et même méprisé, raillé, est celui de patrie (j'en profite pour revendiquer aussi celui de matrie), qui, pour moi, outre une bibliothèque, est tout ce que je vois quand je monte au sommet du mont Toro
La patrie est un sentiment. L'État, une frontière.
Et si nous nous mettons à philosopher, nous pouvons conclure qu'il n'est de patrie que la vie.
Ces jours d'indépendantisme, riches en convulsions et manifestations, j'ai lu et écouté de nombreux commentaires par de prétendus progressistes espagnols qui, disqualifiant tous les nationalismes, reniant les patries, critiquaient durement et dans le dessein de l'exterminer, le catalanisme culturel, oui, certes, mais, à l'heure de la vérité, essayez donc de toucher à leur sacro-sainte nation et à la puissance de leur langue.
J'ai étudié la philologie hispanique, j'ai été professeur de langue espagnole et j'aime et admire profondément la littérature espagnole, en particulier celle qui est écrite en Amérique latine, je suis un lecteur plein de vénération pour la génération de 1898 et j'ai pour maîtres, entre autres, Antonio Machado, María Zambrano et, surtout, Miguel Delibes, qui a pour moi l'espagnol le plus riche du XXe siècle.
Je dis cela pour préciser que je ne suis pas un anti-espagnoliste, mais j'aimerais encore davantage l'Espagne et je m'y sentirais plus intégré et à mon aise si je voyais, par exemple, qu'à l'Eurovision (un festival qui ne m'intéresse pas du tout, mais qui représente tous les pays d'Europe), au lieu d'envoyer un type qui chante en anglais (mais que faisait l'Académie ?), L'Espagne se montrait orgueilleuse de sa richesse linguistique et était favorable à être représentée par des chanteurs ou des groupes en galicien, basque et catalan.
Je me sentirais également plus estimé et respecté si, en bons îliens, nous avions, en termes d'aides et de bonifications, le même régime économique et fiscal que les Canaries.
Mais ce sont là d'autres thèmes et «à bon entendeur, salut.»
Il y a de petites nations, historiques qui n'ont aucune soif de conquête et la seule chose qu'elles veulent, c'est de vivre, sans le pouvoir archaïque et rétrograde de la monarchie, libres et en paix.
Le grand poète, Salvador Espriu, s'adressant à l'Espagne sous l'ancien nom hébreu de Sepharad, a laissé écrits ces vers prémonitoires dans son recueil dialogué La peau de taureau :

Fais en sorte que soient certains les ponts du dialogue
et essaie de comprendre et d'aimer
les mots et les langues diverses de tes enfants.
[...]
Que Sepharad vive éternellement
dans l'ordre et dans la paix, dans le travail,
dans le difficile mérite de la
liberté.

Ainsi soit-il.

 Amén.»

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1  Symbolisation de l'Espagne, comme l'hexagone l'est pour la France. C'est surtout le titre d'un important recueil de poèmes de Salvador Espriu.